C’était une «connerie», autant qu’un crève-l’ennui du samedi soir,

pendant que les copains sortaient en boîte. C’est venu «comme ça», en juin 1996, avec un premier nain de jardin repeint puis «libéré» dans son «milieu naturel»: la forêt. «On s’est dit: «Faut qu’on en libère d’autres! Qu’un max de nains y passent!» Dans sa chambre d’étudiant, celui qu’on surnomme Prof, porte-parole improvisé du Front de libération des nains de jardin (FLNJ), rit et rit encore. La surprise, dit-il. La surprise de voir «l’ampleur que l’affaire a prise». Et c’est volontiers qu’il raconte, un brin fier du coup. Pas mal dépassé, aussi. A l’origine, les membres du FLNJ sont six, bientôt sept. Ont entre 18 et 24 ans. Etudient ici (Beaux-Arts, école de cinéma) ou là (biologie, droit). Des disparitions de nains ont certes déjà eu lieu, mais, jusqu’alors, personne n’avait agi comme eux. Comme un commando. Huilé et organisé. C’est en deux jours, dit Prof, qu’ils ont «tout pensé, tout structuré». Deux jours pour se trouver un nom de code. De vagues inspirateurs: Dada et les happenings des années 1960. Une raison d’être: Libérer ces «êtres maltraités, séquestrés dans les jardins, laissés dehors la nuit et dans le froid, seuls, ou entourés de poules». Et, enfin, une tactique en quatre temps: repérage, «libération» (le vol des nains), maquillage («Pour leur enlever ces peintures qui les rendent si laids») et «libération finale»: le lâcher forestier, avec feux de Bengale et musique techno. A l’été 1996, le groupe clandestin se fait encore discret. Ni revendications, ni presse. Le butin est planqué à domicile, «bien au chaud». Les parents rient un peu, et ferment les yeux, «sans pour autant cautionner le vol». A son tableau, le FLNJ accroche une quarantaine de «nains libérés», avant de se mettre en veilleuse, «avec l’école qui reprend», en septembre. La «gloire». Puis, c’est l’emballement. En janvier 1997, une interview du front dans la presse locale excite les curiosités. Radios, télés et journaux rappliquent illico. 20 ans, les cheveux en bataille, Prof se souvient: «On ne pigeait pas que le FLNJ intéresse tant. On était dans notre trou paumé, Alençon, et, d’un coup, les médias se sont mis à parler de notre ville. Et la ville, de nous. Partout, dans le bus, à la cafétéria, les gens se posaient des questions, discutaient. Cette gloire anonyme nous plaisait.» Seulement voilà: dans le groupe, «on frôle les engueulades». La lassitude guette. Sans compter la police qui rôde: «Les gendarmes nous ont fait savoir qu’ils arrêteraient là si on coupait net nos actions.» En février, maquis pour tout le monde: «On s’est dit qu’on se retrouverait. Mais c’est comme au camping, on dit «à l’année prochaine, et on n’y retourne pas.» Trop tard, pourtant. Le mouvement a déjà pris, partout en France. Des FLNJ surgissent ici ou là, sans concertation. Un communiqué dit: «Nous, nains de jardin, nous voulons notre liberté (et des copines).» Un autre: «Pour accroître la nécessaire confusion, les actions d’éclat à venir ne seront pas toutes revendiquées par le canal historique.» Des promeneurs retrouvent des nains sur des rochers, sur un radeau au milieu d’un étang, ou dans des sous-bois. Le canular tourne à la contagion et à la mauvaise blague pour quatre membres du FLNJ-Béthune, arrêtés le 22 août dernier.

«Orphelins.» Chez les victimes-propriétaires de gnomes, c’est l’incompréhension. L’affolement, parfois. L’un d’eux se déclare «orphelin» de ses nains, les plaintes tombent en rafale, des voix s’élèvent pour protester. Parmi elles: Fritz Friedmann, docteur en nanophilie, président de l’Association internationale de protection des nains de jardin. C’est que l’octogénaire suisse n’est pas du genre à prendre les choses à la légère question nains. Initiateur de neuf procès envers des fabricants de figurines accusés de ne pas se conformer aux canons du nain dûment publiés par sa Gazette du nain, il écrit au ministère de l’Intérieur. S’indigne de cette «nouvelle criminalité». Et proclame: «Les nains sont nés pour vivre dans les jardins.» A Strasbourg, un groupe musical, les Nains Porte-Quoi, monte au créneau. En 1994, le trio a sorti l’hymne Sauvons les nains de jardin, «pour rigoler», avant «de prendre les choses au sérieux». Voilà même que Jean-Claude Kaufmann, sociologue, prend position. Pour lui, les rapts de nains traduisent le «fou rire du dominant. Une manière de se classer socialement». Pire, par son action, «le FLNJ nie la capacité à se construire un univers, l’amour du geste, l’esthétisme, l’équilibre du jardin». En un mot: «Une ironie facile et suspecte», qui doit son succès au «choc des cultures» qui la sous-tend.

Les yeux plongés dans son press-book, Prof estime que «ce monsieur a raison». Que c’est bien à la «laideur» pavillonnaire qu’on s’attaque. Qu’il y a du ricanement dans tout cela. Mais pas seulement. Prof souffle: «Il est terrible, ce fossé entre ceux qui ont compris la blague, et les autres. Mais on les comprend, les gens. Surtout ceux qui ont des nains. Dans notre entourage, on connaît tous des gens qui en possèdent.» Et d’un souffle encore, Prof d’ajouter: «Inconsciemment, on voulait peut-être exorciser une part de nous-mêmes, ou de notre entourage. Faire réagir, ce n’était pas notre but. On a juste soulevé l’interdit qu’on pouvait.» «L’effet contraire». Mais, pour le FLNJ, il y a pire encore que les réactions des anti. Il y a le commerce. Selon Gardena France, leader du marché, les ventes de nains de jardin ont explosé en France depuis deux ans. Elles se chiffraient en centaines, elles le sont désormais en milliers. Chez Gardena, on appelle ça un «effet boule de neige phénoménal». Aux victimes d’enlèvements, le fabricant envoie même des échantillons, «pour les aider à remonter leur collection». Prof, «dégoûté», préfère appeler ça l’«effet contraire». Et le voilà qui repart dans un éclat de rires, «malgré tout».

A lire: Des nains, des jardins. De Jean-Yves Jouannais, Ed Hazan.

Parcours: Juin 1996: création du FLNJ à Alençon (Orne). Février 1997: à Grigny (Essonne), un Commando X enlève la statue de Ronald McDonald.

Avril: le FLNJ-Canal hystérique frappe dans le Sud. Le Commando basco-guévariste en Aquitaine.

Juin: 119 nains sont retrouvés à Aixe (Haute-Vienne), 55 à Pont-l’Abbé (Finistère) .

Juillet: 20 nains à Neuland (Haut-Rhin), 36 à Firminy (Loire). Août: 22 nains à Arc-sur-Tille (Côte-d’Or), 127 à Saint-Groux (Charente), et 55 à Metz. Le 22, quatre personnes sont interpellées à Béthune (Pas-de-Calais). La police retrouve chez elles 182 gnomes.

David DUFRESNE